Michel Rochat

Le chef d’orchestre qui entend la couleur verte

Ce qui frappe d’abord, quand Michel Rochat dirige un orchestre, c’est la sobriété des gestes et leur précision comme si le tempo, les nuances et les mélodies résonnaient dans chacune des cellules de son corps. Sa brillante carrière internationale a été le fruit d’une succession de rencontres, de hasards et de beaucoup de travail, une vie qui a déroulé son fil comme une rivière taillant son chemin dans les aspérités du terrain. Né en 1931 à la Brévine, un village connu pour être le plus froid de Suisse, il y passe son enfance, entouré par la forêt, parmi les sapins, les fraises des bois et les gentianes. « J’ai adoré cette période. Nous étions complètement isolés avec un grand sentiment de liberté. L’été, nous observions les fourmilières et les écureuils. L’hiver, nous allions à l’école à ski. Aujourd’hui. Chaque fois que j’y retourne, je me sens comme illuminé. » Son regard, toujours vif à 91 ans, brille à cette évocation. « Ce fut ma première influence. Quand on me demande comment je visualise la musique, je vois la couleur verte. Je vis avec le vert. »

La guerre qui fait rage en Europe est aux portes de sa maison et à la Brévine, les occasions de s’amuser sont rares. Heureusement, il y avait les bals musette, où le jeune Michel se rendait avec ses parents. Assis sur les escaliers, il écoutait l’orchestre avec ravissement. Un instrument surtout attirait son oreille : la clarinette. « C’est le son, velouté, qui me plaisait, et aussi son rôle dans l’orchestre. » Son père lui promet une clarinette s’il réussit son entrée au collège.

Lorsque la famille déménage à Vallorbe où est muté son père, douanier de métier, Michel entre au collège et son père tient parole. Il reçoit sa première clarinette. C’est à cette époque que naît aune autre passion, celle pour l’Histoire, notamment pour Alexandre le Grand, un personnage qui le fascine. Cette passion-là ne le quittera jamais. Plus tard, il s’intéressera à la généalogie, qui occupe désormais une partie de son temps. Mais, c’est la musique surtout qui, durant son collège, prend un élan dans son existence. Une fois sa maturité en poche, il décide de s’inscrire au conservatoire de Lausanne, où il joue beaucoup, de la musique de chambre notamment : « Nous avions d’excellents professeurs, qui nous ont portés très haut. »  Parmi eux, Hans Haug, ou Henri Jaton, qui les emmène écouter des concerts partout, jusqu’à Paris. Ce qui à l’époque où les TGV n’existaient pas, était une aventure !

À la gare de Vallorbe, son père qui était chargé du contrôle des passeports, rencontre le compositeur et chef d’orchestre polonais Paul Kletsky et lui parle de son fils. « À chaque fois que mon père voyait un musicien, il l’invitait à se réchauffer dans les locaux de la douane, sans doute parce qu’il pensait à moi et qu’il n’aurait pas voulu que j’eus froid. » Le célèbre musicien accepte d’écouter Michel. Suite à cette audition, il lui propose de continuer ses études à Paris, et le recommande auprès de Louis Cahuzac, célèbre clarinettiste de France qui forme le jeune Suisse durant une année.

Parallèlement, Michel entre à l’école César Frank, où il touche à tout, à la direction d’orchestre, la composition et le solfège. Ses études terminées, il rentre en Suisse. « Dans le train, je tombe sur le trompettiste Louis Rovira, qui se rendait à la Vallée pour diriger l’Harmonie du Brassus. C’est ainsi qu’il me dit : reprenez, Michel, l’Harmonie Sainte-Cécile d’Orbe qui cherche un nouveau directeur. J’ai trouvé l’idée excellente. » Là, il a créé une école de musique et créé un orchestre de jazz « avec des élèves très enthousiastes ! » C’est à Orbe également qu’il rencontre son épouse Josette, qui restera jusqu’à aujourd’hui, son bras droit et son principal soutien.

Il se produit avec divers orchestres à Lausanne, Vevey, Sion ou encore Berne. « C’est à cette époque que j’ai commencé mes cours de direction d’orchestre à Bâle et réalisé mon premier enregistrement. » Le jour même où il apprend qu’il a réussi son diplôme de « Kappelmeister », on lui offre la direction du Conservatoire de Lausanne, une institution un peu vieillissante qu’il réformera de fond en comble : il relève les salaires de professeurs et crée une caisse de pension pour eux ; il organise des concerts d’échange avec d’autre conservatoires et fonde une section opéra. Sous sa houlette, le Conservatoire monte cinq opéras, dont la Flûte enchantée de Mozart sous la direction d’Armin Jordan. « J’ai apporté au conservatoire un certain faste, un nouvel élan, mais ce pays n’aime pas les têtes qui dépassent et cela a été dur, se souvient-il. Alors pour me remonter le moral, je me suis inscrit au concours international pour chefs d’orchestre de Rio de Janeiro. »

Une bonne idée puisqu’il remporte les trois prix offerts par la prestigieuse institution, le premier prix, la médaille d’or et le prix de Villa-Lobos. On est alors en 1975. « C’était incroyable. J’étais en lice avec des chefs à la renommée internationale qui, pour la petite histoire, me toisaient de haut, si bien que j’avais l’impression qu’ils étaient meilleurs que moi. À la fin, ils ont tous été éliminés, et j’ai gagné. » Celle qui y croyait vraiment, c’était sa femme : « Il avait tellement travaillé. Je sentais qu’il allait remporter ce concours », se souvient-elle. Un tournant dans la carrière de Michel, qui prend alors une tournure internationale.

Il dirige partout, en Roumanie, en Italie, en Allemagne, et même en Turquie où il devient chef attitré de l’Orchestre d’Izmir : « C’était un orchestre d’État formé d’excellents solistes avec qui je suis devenu ami tout de suite. C’était une belle vie, » raconte-t-il les yeux brillants. Il y joue tout son répertoire, de la musique baroque, Mozart, Beethoven, Brahms, Tchaïkovsky et divers contemporains « Des compositeurs turcs ont même écrit pour moi. Je me sentais reconnu. Quand je me retourne sur ma vie, ce qui me peine, c’est le manque de reconnaissance de la Suisse pour ses artistes. »

En 1985, c’est le grand départ pour l’Extrême-Orient. Une aventure extraordinaire et une période faste qui durera plus de 20 ans. « Taïwan m’avait proposé de diriger l’orchestre provincial de Taichung C’était l’année de l’anniversaire des 100 ans de Tchang Kaï-chek. Afin de le célébrer, j’ai joué partout sur l’île. Cela m’a donné un élan qui m’a permis de connaître beaucoup de gens. » Grâce à quoi, il devient ensuite l’un des chefs de l’orchestre de Taipeh. « J’ai acquis le statut de résident et d’employé du gouvernement qui m’envoyait où il voulait. »

Mais Michel ne fait pas que diriger. Il enseigne, compose et réalise de fascinants arrangements mêlant musique chinoise et musique occidentale : « Je suis vite devenu le type qui sait arranger la musique chinoise », sourit-il. Il écrit aussi un certain nombre d’opéra et d’œuvres pour instruments chinois, dont un est toujours joué à l’opéra national de Yilan à l’est de l’île. « La musique taïwanaise est une représentation de la nature. Je me souviens d’une partition qui s’appelle « L’arbre », et qui raconte l’histoire d’un penseur chinois qui s’arrête sous l’arbre, stoppe sa respiration, et se met dans l’énergie de l’arbre.  Il y a toute une philosophie dans la musique chinoise. »

En 2006, à l’âge de 75 ans, il donne sa démission provoquant la colère des Taïwanais qui ne comprennent pas cette décision : « J’ai dû me justifier et leur expliquer mes raisons. » Mais la colère n’a qu’un temps et en 2017, il obtient la citoyenneté d’honneur de la ville de Yilan. « C’était la première fois qu’ils la donnaient à un étranger. » Aujourd’hui, dans son appartement d’Orbe, où il règne une grande paix, Taiwan est partout, dans les photos, les objets, les souvenirs, comme un hommage à cette île qui lui a tant donné et à laquelle il a, lui aussi, tant donné.